Rhye est un groupe au son inclassable, aux croisements de la pop, de la soul, du jazz, et de l’électro. Leur dernier album, Blood, nous avait conquis. C’est dans le cadre d’une tournée promotionnelle que nous avons eu le plaisir de rencontrer Milosh, pour discuter écriture, enregistrement, création et promotion. Entre autres.
C‘est aujourd’hui dans un café du 9ème arrondissement de Paris que j’ai rendez-vous. Le temps est morne, j’ai évité une averse de justesse, et je me rends dans un quartier que je connais relativement bien. Arrivé sur place, l’ambiance est chaleureuse, et il y a du monde. Je suis d’ailleurs surpris de faire ce constat : un vendredi en plein après-midi, j’aurais imaginé que le lieu serait désert. Meubles de cuir et tables en bois font face aux immenses fenêtres, derrière lesquelles la circulation éparse continue. Une odeur de café règne. Je décide de prendre place, et l’attends, sur une petite table entourée de deux fauteuils club, mes questions sur une feuille pliée à la hâte.
Milosh arrive. Il est chanteur et fondateur du groupe. Vêtu d’un col roulé noir et de jeans, il s’assied. L’humeur est plutôt à la bière : une pinte d’ambrée pour moi, de blonde pour lui. J’avoue ne m’être jamais posé la question de son allure : je l’imaginais grand, sans trop savoir pourquoi, il ne l’était pas. Je lui savais des yeux bleus, mais pas aussi perçants. Sa voix est légère, et il semble à l’aise. J’enclenche mon dictaphone.
Taha : Ton programme semble chargé, tu sors d’interviews, tu en as encore après… La dernière fois que tu as sorti un album sous le nom de Rhye, c’était il y a quatre ans. Tu as en parallèle plusieurs autres noms de scène, sous lesquels tu continues à publier d’autres opus, dont ton propre nom. D’où vient ce besoin de dissocier ce que tu produis pour Rhye de tes autres noms ? Est-ce lié aux genres de musique qui sont produits ?
Milosh : Je pense que c’est lié aux genres. Un sera plus électronique, tandis qu’un autre s’orientera vers un style plus « naturel »… La méthodologie aussi influe sur cette diversification des noms : avec Milosh, je fais énormément d’édition à petite échelle, dans la logique, à fignoler mon son, en créer… Rhye est plutôt enregistré de manière naturelle, c’est très brut comme processus, analogique… Pour moi, Rhye est une sorte d’entité fluide, en ce moment, j’ai sept personnes avec moi sur scène, ce qui donne un nombre de présents assez important. En studio, je travaille aussi avec une multitude de personnes, qui m’accompagnent sur plusieurs choses différentes. Milosh, c’est uniquement moi. Je suis en autonomie complète. Ces différentes entités représentent différentes perceptions et facettes de moi.
Taha : De manière pragmatique, comment procèdes-tu à tes enregistrements ? S’agit-il d’une seule prise, est-ce que tu édites tes pistes, quand tu enregistres pour Rhye, par exemple, en studio ?
Milosh : Il n’y a pas tant d’édition que ça, voire pas du tout. J’enregistre une partie au piano, elle est cool, on valide. Voilà ce à quoi je veux que les percussions ressemblent, on fait quelques prises, on valide. En général, les percussions ne font l’objet que d’une seule prise. Concernant la voix, je marmonne les paroles en premier, vu que je les écris pendant qu’on enregistre. Je ne les écris pas pour ensuite apposer la musique par-dessus. On prend une pause, on sort et on s’aère l’esprit, on écoute le tout, on valide, je chante les paroles, ce qui se fait en une ou deux prises généralement, et on valide. Je rajoute une couche d’effets ou deux, qui me semble s’apposer naturellement sur le morceau, pour finaliser le morceau. Les cordes sont enregistrées en une ou deux fois, généralement quelques jours, voire semaines plus tard. Ça me laisse le temps de laisser reposer le morceau, de prendre de la distance, et d’y revenir pour éventuellement apporter des modifications.
Taha : Combien de temps as-tu mis pour mettre au point la trame de l’album, et le réaliser ? Car Rhye ou non, ça fait longtemps que tu n’as rien publié.
Milosh : Cet album m’a pris environ deux ans à réaliser, entre le moment où j’ai commencé à enregistrer jusqu’à présent. Je voyage beaucoup, de manière régulière, j’ai donc enregistré à différents endroits. Certains morceaux ont été enregistrés à New-York, certains à Los Angeles, certains à Berlin, d’autres à Londres… Cet album a pris autant de temps à voir le jour car j’ai du chercher un contrat d’enregistrement et de publication. Ce n’était pas ma décision : j’ai du négocier auprès du label pendant un an, accompagné d’avocats, me mettre d’accord sur le prix, récolter les fonds pour me lancer… Une fois ces étapes validées, que j’avais le droit de publier sous le nom de Rhye, j’ai pu me lancer, et j’ai mis deux ans.
Taha : Tu as déclaré que les shows live ont véritablement influencé, voire bouleversé, ta manière d’appréhender ta musique. Quelles sont les changements les plus marquants entre Woman et Blood, et quelle est la direction que tu as voulue donner à Blood ?
Milosh : Des différences, il y en a énormément. Woman a été enregistré dans une chambre à coucher, sur un ordinateur portable, et quelques autres outils, tandis que Blood a été enregistré en studio. C’est un processus radicalement différent. T’as besoin de récolter beaucoup plus de fonds pour un studio, mais le jeu en vaut tellement la chandelle ! Le spectre sonore est tellement plus vaste, et intéressant. Une des grandes différences est aussi mon approche psychologique : je reste naturel dans mon édition, je garde un son frais… Sur Woman, j’expérimentais beaucoup. J’utilisais beaucoup de synthétiseurs logiciels, mais ils ne sonnent pas toujours bien, on perd beaucoup de temps à jouer avec les égaliseurs, à contrôler la justesse du tout. L’album me semblait presque stérile, à force d’éditer tous les instruments. Celui-ci est plus brut. Je voulais qu’on puisse entendre la pièce, les sons des instruments, les pédales… Tu vois la chanson de Led Zeppelin, I can’t quit you babe, tu peux entendre ce genre de bruits. J’ai toujours aimé ces détails. Si tu entends les pédales du piano bouger, tu as le sentiment d’y être, et te projeter dans ce à quoi la pièce ressemble. Sans le vouloir, j’ai heurté une chaise, et en jouant, elle grinçait en rythme. J’ai trouvé ça intéressant de garder ce bruit, de manière complètement anodine au final. Je laisse l’environnement avoir sa place dans ma musique.
Taha : Tu as dit être accompagné de sept personnes, mais tu as aussi joué seul, face à 25 personnes allongées sur des lits. Et le lendemain, tu joues à des festivals. Comment est-ce que tu adaptes ton son à des salles de capacité si variées ?
Milosh : Oui… Comment tu es au courant ? Je n’ai mentionné ce show qu’une seule fois, tu as bien creusé pour trouver ça ! Je joue les chansons de manière différente, en fonction de la salle et du public que j’ai. Si c’est une salle à l’acoustique parfaite, je suis dans une dynamique radicalement autre. Parfois, je chante à ces 2000 personnes sans microphone, mais tout le monde m’entend. C’est impossible, en festival. Qui plus est, tu ne peux pas te permettre d’avoir un seul moment de relâchement, ou de silence. Je joue certains morceaux que je ne ferai pas dans un auditorium symphonique, face à un public assis. On change les versions des chansons, je demande à ma troupe de se faire plus silencieuse, parfois jusqu’au moment où je murmure. On descend parfois à un niveau sonore où on peut entendre chaque petit élément, un câble qui se déplace, une toux… C’est tellement intense, les gens sont dans une anticipation telle… Jouer avec cette dynamique est un vrai plaisir. De même, interagir avec le public, le regarder, analyser ses réponses, lire les émotions, et adapter ton set à la volée.
Taha : Je décrirais ta musique comme chill, sur laquelle on peut se déhancher tranquillement, se détendre. Comment se comporte le public, à tes concerts ? Est-ce qu’ils dansent ?
Milosh : [Rires] Je ne vois personne lever le poing en rythme avec ma musique ! C’est pas le genre de la maison ! Les gens se trémoussent tranquillement… Parfois on a de bonnes surprises, quand les gens sont vraiment dans le mood, et sont à fond dans la musique. J’ai l’impression d’assister à une libération émotionnelle du public, par moments. Certains publics sont si enthousiastes que j’avais peur de finir sourd face à leurs cris, d’autres étaient si stoïques que je ne suis pas sûr qu’ils aient compris que nous avions terminé… J’ai vraiment eu de tout !
Taha : Et quelles sont les réactions de vos publics ? Est-ce qu’il y a encore des gens qui ne vous connaissent pas ?
Milosh : On en avait ! Aux débuts, les réactions étaient assez mitigées, les spectateurs nous regardaient, le regard interrogateur, en se demandant ce que nous faisions. Mais il y a eu un énorme tournant, dans tout ça. En général, les gens savent qui nous sommes. J’ai des publics maintenant de 10 000 personnes qui connaissent les paroles, et chantent en chœur avec nous. C’est super agréable. Il n’y a plus qu’aux festivals où nous devons encore conquérir les foules. Et nous sommes normalement programmés pour un créneau qui fait sens, au regard de notre musique. Il n’y a qu’à Coachella que c’était bizarre, nous jouions en même temps que Run The Jewels pendant 15 minutes. C’était interminable, ils sont bruyants, contrairement à nous ! Ça ne faisait aucun sens, on ne comprenait même pas que les concerts soient superposés. À Pitchfork, c’était parfait, les publics avaient le temps de se déplacer d’une scène à l’autre. Et t’as aucune idée de ce à quoi ça va ressembler avant d’y être, donc tu fais avec, en temps réel.
Taha : Pendant que j’écoutais ton album, une question récurrente me venait à l’esprit ? Qu’est-ce qui se cache, derrière ce fil conducteur, du sang ?
Milosh : En fait, je ne l’ai jamais expliqué. Je n’ai pas envie de tout expliquer à tout le monde, ou de le livrer au monde. Ce que je peux te confier, c’est que j’ai réalisé à un certain point que toutes mes chansons avaient une référence au sang. Je pense que c’était inconscient. De manière assez étrange, ma grand-mère vient d’une communauté reconnue comme cannibale. Le sang est une thématique fascinante : le sang représente la vie, la famille, ton passé, la beauté… C’est ce qui te connecte à ta famille, ce qui véhicule des émotions… Vouloir donner de ton sang à quelqu’un, aussi, créer quelqu’un. C’est incroyable, même si ça fait un peu film d’horreur, ou alien. Le sang qui circule dans tes veines alimente ton cœur, qui se brise, qui repart pour une nouvelle amour… D’un point de vue encore plus rationnel, le sang est ce qui remplit tes cavités et te permet de respirer, de bouger, de ressentir, de vivre.
Taha : Merci de la réponse ! Tu es extrêmement impliqué dans l’aspect visuel de ton art, aussi. Et les femmes ont une place prépondérante dans l’illustration de tes albums, de tes vidéos… Dans les arts plus classiques, le corps féminin est un idéal, et une belle représentation de l’humain, pour sa grâce. Qu’est-ce qui t’a amené à placer la femme, ou les femmes, au centre de l’image que tu créées ?
Milosh : C’est une question intéressante, à laquelle j’ai essayé plusieurs fois de répondre, mais qui illustre aussi mon point de vue par rapport au sujet. Je me vois comme un homme très féminin. Je ne pense pas être machiste, et je laisse ma vulnérabilité s’exprimer. C’est un trait comportemental associé à la femme, et je n’ai pas peur de ressentir, ou d’exprimer ce que je ressens. Les femmes ont une capacité émotionnelle incroyable, quand on apprend aux hommes à ne pas ressentir. Je pense qu’on naît de la même manière, mais la force sculpturale de la société fait que beaucoup d’hommes ne l’ont pas. Et on est à un point tournant dans l’histoire de notre société où ces valeurs sont en train d’être redéfinies, de manière politique, mais aussi de manière naturelle et calme. Être homosexuel il y a quelques temps était synonyme d’exclusion systématisée. J’ai envie de croire qu’on a quitté cette ère, dans le monde occidental. Personne, dans mon entourage, ne considérerait la question de manière négative, ou ne porte de regard dérogatoire sur une orientation qui n’est pas définie comme parfaitement hétérosexuelle. Une bonne approche à ces thématiques est le film « Call Me By Your Name », où il n’était pas question des épreuves et tribulations d’une amour interdite, c’est une histoire d’amour. Et c’est le premier film que j’ai vu aborder la chanson d’un tel point de vue, et je pense que c’est un signe que la société actuelle est en train de changer. On n’y prête plus attention, on sort de cette sacro-sainte chrétienté… Mais on est sortis de votre question. C’était quoi déjà ?
Taha : La question de ton lien au corps de la femme ! [rires]
Milosh : Ah oui ! Sur la couverture de Blood, il s’agit de ma femme. Nous étions en Islande, et elle est la prunelle de mes yeux. Beaucoup de chansons sur ce nouvel opus sont le résultat de la vie que nous partageons, du temps que nous traversons ensemble. Et j’adore la prendre en photo. Elle représente les chansons, et je trouve cela tellement plus approprié que d’avoir mon visage placardé sur l’album. Mis à part Waste et Phoenix, tout la concerne. Please est pour elle, Soft aussi, de même que Song For You. Il n’était pas question que ce soit une autre personne qu’elle.
Milosh : À environ 17 heures de Reykjavík. Nous conduisions depuis super longtemps, et je me suis rendu compte que la vision parfaite de l’Islande était pour moi cette humeur endormie du matin, et embrumée du soir. Le coucher du soleil, durant le solstice, se couche pendant cinq heures. Au niveau du matériel, j’utilise de tout, de l’argentique, du numérique… Je ne me limite à rien, pour moi ça reste un outil, comme dans la musique. J’utilise les fonctionnalités et caractéristiques de chacun de ces outils pour en tirer le meilleur. J’ai beaucoup de prises de vues encore dormantes, certaines superbes… Je ne sais pas encore si elles verront le jour.
Taha : Espérons ! Merci pour ton temps, et on a hâte d’en découvrir plus.
Retrouvez notre critique de son album ici. Rhye sera en concert le 23 mars 2018.